Intervention de Régina SNEIFER

L’ intervention de l’écrivaine Regina SNEIFER dans le dialogue ouvert organisé par l’association Al-Nahda à Paris le 26 mai. Il a été suivi par une foule d’intellectuels et de personnes intéressées par le sujet.

Quiconque lit le mouvement de l’humanité et le concept d’États aujourd’hui sans prendre en compte le monde numérique se trompe. En moins d’un demi- siècle, on assiste à la naissance d’une planète numérique. Un nouvel espace s’est ajouté aux espaces géopolitiques – Terre, Mer, Air -, le Cyber. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette mutation numérique n’est pas que technologique. L’émergence de la planète numérique interroge, voire remet en cause, le fondement et le fonctionnement de tous les systèmes de notre société. Bien que totalement déconnectée des frontières géographiques, elle déforme la carte du monde et des Etats et déterritorialise l’homme. Tout devient donnée numérique. Désormais à chaque déplacement, à chaque production de connaissance et de savoir, à chaque variation de température, nous laissons derrière nous des empreintes numériques. Un cyberespace s’est développé très rapidement grâce à la libre utilisation des innovations technologiques, au modèle des « données personnelles contre service gratuit » ou le plus souvent par le on-line tracking ou les cookies. Des données en masse sont ainsi collectées, codées, transformées, stockées puis analysées et exploitées. On parle de données en 3V pour “Volume, Vitesse et Variété”. L’Internet participe ainsi plus que toute autre technologie à la mondialisation des espaces. Après le déracinement du « village global » se construit ce nouvel espace hors-sol sous couvert d’une des aspirations de l’humanité : que chaque individu puisse s’exprimer librement. Cependant, l’internaute est vite confiné dans des espaces virtuels ressemblant à des « jardins clos », qui le coupent du monde réel. Dans les faits, ce désir de liberté semble se transformer en dépendance absolue. En prétendant libérer les hommes de leurs contraintes espace et temps, cette révolution numérique est en train de briser le lien de l’Etat avec son citoyen. Le citoyen se transforme en un « Homo numericus » qui « refusent les rois, les présidents et les votes » selon l’expression de David D. Clark, le créateur du protocole IP. L’homme n’est de plus en plus « de Rien et de Nulle part, l’homme hors-sol, sans appartenance, sans origine, sans histoire, sans culture, qui ne vaudra que par ce qu’il pourra produire et consommer » selon Hervé Juvin Avec l’avènement de la mondialisation numérique, les théories de la fin se multiplient : après la « fin de l’histoire », annoncée par Francis Fukuyama il y a quelques années, la planète numérique qui engloutit les territoires annonce-t- elle la fin de la géographie comme le pensait le philosophe Paul Virilo, ou est-ce la fin du concept de la souveraineté selon Thomas Friedman qui considère que « la terre est de nouveau plate ». Face à l’imperméabilité des frontières à l’Internet et aux flux des données, les Etats semblent impuissants. La porosité numérique disloque les espaces étatiques. D’autant plus que l’accès à ces outils numériques et aux réseaux sociaux ne peut être considéré comme illégitime sans que l’Etat soit taxé de dictateur réduisant la liberté de ses citoyens en les empêchant d’accéder à l’information et à la modernité. Ainsi, la souveraineté, ce critère central et élément constitutif d’un Etat, n’a jamais été autant mise à l’épreuve. Les empires numériques posent aux Etats le même type de problème que leur dépendance à l’égard du pétrole ou des ressources premières. De nombreux Etats qui ne disposent pas de ces technologies et qui ne maitrisent pas toute la « chaine de fabrication d’Internet », commencent à se trouver en dépendance numérique forte avec un risque de perte de toute autonomie. La gouvernance centralisée dans un réseau décentralisé de l’Internet permet à des multinationales, des organisations supranationales et des réseaux trans-gouvernementaux, d’exercer une influence dans les sphères politique, militaire, diplomatique, économique, commerciale et culturelle. Aux manettes, une bande nommée GAFAM. L’acronyme désigne les grands acteurs privés américains, devenus maîtres de cet univers : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM). Concurrents majeurs des pays, ces acteurs numériques ne négocient plus avec les Etats. Ils transgressent toutes les règles et agissent à l’abri des contraintes juridiques, règlementaires et géographiques. Face à ce tsunami planétaire, le concept de l’Etat moderne connaît l’une de ses crises les plus profondes et inédites. Les Etats perdent le contrôle de leurs citoyens et peinent à contrôler leurs propres territoires et frontières qui deviennent si floues. Ainsi, la question de la souveraineté qui a traversé les Etats depuis l’établissement du système westphalien en 1648 semble déjà appartenir à l’âge de pierre. La planète numérique techniquement sans frontières, semble porter un nouveau coup de grâce à cet ordre westphalien qui a posé les principes des relations internationales, l’inviolabilité de la souveraineté nationale et le principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui au cours des trois derniers siècles. On imagine encore très mal à quoi va ressembler notre monde de demain. Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que dans ce monde numérique, une guerre silencieuse est déclenchée. Un champ de bataille est ouvert qui, pour être virtuel, n’en est pas moins réel. Après le 11 septembre 2001, notamment après la pandémie de Coronavirus, et au nom de la sécurité préventive et de la protection, les sociétés et les individus ont été placés sous surveillance constante et la liberté souhaitée s’est transformée en dépendance absolue. De libérateur, l’Internet est en train de devenir notre contrôleur, supposé protecteur. Bernard Stiegler, philosophe spécialiste du numérique parle de « guerre ». Une guerre qui se gagne par les données pour des fins économiques ou des fins de pouvoir. C’est une guerre « douce » menée contre des États souverains et indépendants et contre la géographie. De nouvelles influences stratégiques et des guerres virtuelles et inédites commencent à s’y jouer modifiant profondément les rapports de force internationaux sur les plans militaire, diplomatique, économique et commercial. Bien que cette mutation numérique change profondément les paradigmes, le monde de demain pourrait-il s’abstraire des réalités géographiques et géopolitiques ? Le minimum est de commencer à prendre conscience de l’ampleur des bouleversements actuels et à venir. Si nous partons aujourd’hui dans notre cercle de dialogue du principe qu’il n’y a pas de politique sans géographie – la politique est née dans la cité « polis » de la Grèce antique, lieu de rencontre, de discussion et de dialogue au sens de l’Agora – si nous procédons aussi du principe qu’il n’y a pas d’État sans souveraineté, sans institutions et sans citoyens, quelles sont les marges possibles pour faire revivre les espaces publics et de restaurer la souveraineté et la citoyenneté ? Parlons du Liban. L’idée de l’État libanais a été créé après l’accord Sykes-Picot en 1920 sur le modèle de l’Etat-Nation en Europe. La rhétorique de la modernité de ce concept dissimulait le désir économique des grandes puissances européennes d’acquérir de nouvelles ressources et de nouveaux marchés dans la continuité de l’expansion coloniale qui a démarré XIXe siècle. Pour ces puissances européennes, la question de minorités et leur « protection » était mise au premier plan dans la construction des Etats surgis de l’Empire ottoman. Ces puissances ont habilement joué la « carte confessionnelle » et modelé des récits historiques et des identités communautaires ouvrant la porte à des imaginaires collectifs conflictuels et sectaires durant l’étape formative de l’Etat. Le résultat : un État incapable de gérer ses affaires, de maintenir sa souveraineté et de construire sa société. L’utilisation de ce concept – c’est-à-dire l’État-nation – équivalait à utiliser le « soft power », justifiant la dislocation d’empires et visant le contrôle stratégique des carrefours et des routes commerciales maritimes et terrestres de marchandises et d’énergie. Donc, dès le départ, l’Etat libanais a été conçu comme un outil d’exécution d’une stratégie étrangère avec une fonction bien précise. Et la question ici est la suivante : comment un État – outil peut-il être souverain ? L’État libanais et la nation sont restés lettre morte, un projet inachevé : l’Etat n’a pas réussi sa fonction naturelle, être un État protecteur des frontières, des richesses naturelles et des politiques économiques et sociales et construire ses moyens d’action, ses outils, ses institutions sur ces objectifs-là. C’est sa mission de base. La finalité politique de l’État est aussi bien la justice. L’Etat libanais n’a pas réussi à être un État juste distribuant les richesses, garant de l’égalité entre les individus dans des domaines où existe un intérêt général en plaçant la loi et le droit au-dessus de toute autre considération, ni l’État unificateur qui assure la cohésion sociale et renforce ses liens sociaux. Qu’est-ce qui a changé avec la mondialisation numérique ? Ma réponse est que s’il y a changement, c’est uniquement dans la forme et les outils, pas dans les objectifs et le contenu. Le Liban ressemble encore à une colonie qui vit au rythme des empires qui se succèdent et se ressemblent tout en changeant de masque : des empires industriels, dont l’outil principal était depuis le XIXe siècle militaire, aux empires économiques à l’ère de la mondialisation néolibérale avec son lot d’outils financiers et idéologiques utilisant la corruption, la fragmentation, le communautarisme et le sectarisme jusqu’à l’empire numérique désormais doté d’une forte capacité de domination, de surveillance, de contrôle et d’influence grâce à des outils tels que les réseaux sociaux et le stratagème VUCA, un acronyme pour « Volatile, Uncertain, Complex, Ambiguous ». Oui, nous vivons désormais dans un monde VUCA. Le monde est dorénavant déstructuré et le cyberespace renforce cette déstructuration. Au niveau de l’Etat libanais, VUCA se traduit comme suit : un Etat volatil, une souveraineté ambiguë, des institutions complexes et une citoyenneté incertaine. Comment sortir de cette fonction qui s’est dessinée pour le Liban et la région du croissant fertile ? Comment construire un État dans tous les sens du terme ? Comment changer les récits et les mythes ? par où nous devrions commençons ? Dans ce monde numérique, la géographie n’a pas encore dit son dernier mot. Un arbre ne pousse pas dans les nuages et encore moins dans les Clouds. Il est de même pour la souveraineté. Elle a besoin d’un territoire comme support principal du pouvoir souverain selon l’expression du géographe politique français Jean Gottmann. La solution vient de la géographie. Ceux qui croient que la mondialisation néolibérale et la révolution numérique ont fait disparaître les espaces géographiques se trompent. La mondialisation, dans laquelle on a voulu voir une homogénéisation du monde est en train de déboucher sur son contraire : le retour des particularismes, des singularités, et plus généralement un retour du « nous » et du « sens commun », reliant les hommes dirait le philosophe Alain Badiou…. Le retour d’un monde multipolaire non seulement au niveau géopolitique terrestre, maritime et aérien, mais aussi dans le domaine cybernétique. Considérons cette transformation comme opportunité pour travailler à la construction de l’Etat et du citoyen sous deux angles : développer des racines et construire des ponts (Jouzour wa Jousour). Développer des racines pour transformer l’homme de nulle part, l’homme hors- sol en un citoyen ancré dans son territoire et son histoire et ceci en lançant des ateliers et des projets locaux qui redonnent le goût à l’initiative et encouragent la créativité individuelle et collective pour construire un avenir commun. Et parce que les racines sans ponts rétrécissent et disparaissent, construire de véritables ponts géographiques et humains entre les régions libanaises avec les Libanais de l’étranger et avec la région, comme par exemple le projet ferroviaire qui lie le Liban à l’Irak qui est une nécessité irremplaçable pour toute la région du croissant fertile. Ils ont les capacités techniques, et nous nous avons la géographie et les capacités créatives et l’innovation pour changer l’équilibre des forces et les règles du jeu. Pour conclure sur la citoyenneté, je dis avec Jalal al-Din al-Rumi : « Peut-être que vous cherchez parmi les branches, ce qui n’apparaît que dans les racines. »

Régina SNEIFER Paris, 26 mai 2023

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