Glossaire pour les rencontres-dialogues par Souheil EL ZEIN

La réflexion sur la citoyenneté dans le cas libanais exige de se pencher sur la relation entre nationalité (jinsiyya) et citoyenneté (muwâtana).

Trois positions à propos de cette relation : • La citoyenneté concerne l’intérieur et la relation entre l’individu et l’État, alors que la nationalité concerne l’extérieur et les différentes formes que prennent les relations entre les États ; • La citoyenneté est une utopie qui concerne l’espace public ou l’État de droit, tandis que la nationalité est en lien avec l’expérience historique et la culture (Schnapper, 2001 ; 1999) ; • La nationalité et la citoyenneté désignent la même chose, mais depuis quelques temps, du fait de la possibilité de la double nationalité, une distinction a été introduite entre les deux. L’équilibre suppose une situation stable sur le plan institutionnel, mais la citoyenneté va au- delà de ce cadre formel et inclue une dimension de droits, une dimension de participation politique quand elle renvoie à la démocratie représentative, mais aussi à la démocratisation de l’espace public, comme processus de représentation au sens fort. Cela signifie que la participation peut s’opposer à la démocratie représentative pour la démocratiser. Cependant, la citoyenneté n’est pas juste un concept académique ; elle circule, fait l’objet de revendications et d’aspirations, de tentatives incessantes pour la revivifier, la réformer ou la réinventer. Conventionnellement, on considère la citoyenneté comme un lien ou une relation, le plus souvent entre le citoyen et l’État, mais aussi une relation d’appartenance à une société ou à une communauté politique. Mais la citoyenneté agit aussi comme point de connexion, de mobilisation, pour nombre d’individus et de groupes qui s’identifient comme citoyens. La citoyenneté est donc un mot clé puissant en termes politiques, sociaux et culturels, qui désigne des possibles multiples, réels ou imaginés. Dans l’approche neutre, la citoyenneté est donc d’abord et avant tout un processus, une « fabrique » constante dans laquelle interviennent de multiples acteurs ; elle est toujours en construction et non un statut figé une fois pour toutes. Sécularisation ou laïcité à l’époque de Nahda Deux tendances principales se dessinent dans le mouvement général qu’on appelle nahda : d’abord le réformisme islamique, avec de grands noms comme ceux de Jamâl al-Dîn al- Afghâni ou de Muhammad ‘Abduh ; et d’autre part l’éveil politique, littéraire et identitaire du monde arabe. Importé d’Europe, le concept de laïcité est tout nouveau dans un monde à la fois structuré en profondeur par l’islam et marqué par le multi-culturalisme, institutionnalisé dans l’Empire ottoman à travers le système des millets. Les chrétiens libanais occupent une place importante sur cette question, mais des musulmans y réfléchissent également – par exemple Qasîm Amîn (1863-1908) ou Lutfi al-Sayyid (1872- 1963). Farah Antûn (1874-1922), souvent présenté comme le chantre laïc de la nahda, quant à lui, propose une séparation nette entre le champ de la religion et le champ de la science : pour lui, c’est à l’intellect (qui fonctionne selon l’observation et l’expérience) de gérer l’ici-bas ; le cœur, duquel relève la foi, doit régir le domaine de l’au-delà. On voit bien par ces deux exemples que la laïcité telle qu’elle est conçue par les penseurs de la nahda n’est en aucun cas un rejet de la religion, mais une nouvelle conception de la politique qui peut désormais être indépendante du pouvoir religieux. Citoyenneté Si le mot « citoyenneté » a émergé tardivement en arabe, sous la forme « muwâtana », son contenu, inspiré de la fréquentation des sociétés occidentales, a inspiré la réflexion de nombreux éminents penseurs arabes du XIXe siècle, représentant le courant dit de la Nahda, ou Renaissance arabe. (il est possible de trouver de nombreux extraits de textes des associations libanaises ou egyptiennes ou des textes d’auteurs comme Al-Tahtâwî, Al-Bustânî, Al- Kawâkibî, Ibn Abî Dhiyâf, Qâsim Amîn, etc.). Dans ces extraits d’auteurs de la Nahda apparaissent des mots anciens dont on ne peut que noter qu’ils ont déjà intégré des significations nouvelles. Ainsi, elle pointe le fait que l’anglais citizenship renvoie souvent à ce qui serait désigné en français par le mot « nationalité ». De nombreux mots aujourd’hui associés non seulement à la citoyenneté, mais à la patrie et à la nation, peuvent donc faire l’objet de traductions variables. Si l’on admet que l’idée de citoyenneté est associée à celle d’État moderne, de patrie commune, de nation, elle concerne un premier ensemble de mots issus de la racine watan, sur laquelle sera construit le mot muwâtana, d’usage relativement tardif, qui associe patrie et citoyenneté, à partir d’un glissement de sens de « pays » vers « patrie ». À l’inverse plusieurs mots arabes (’umma, milla, qawm, mais aussi watan) peuvent ou ont pu, selon les moments et les contextes, renvoyer à l’idée de « nation », dans la diversité des sens de ce mot en français – qui a évolué à partir d’un sens primitif plus proche de « peuple » que de la « nation » au sens moderne l’associant à l’État. ’Umma est à l’origine utilisé pour désigner la communauté des croyants, loin des sens ancien ou moderne de « nation ». D’où mon choix de traduire dans certains contextes par « communauté ». Milla désigne ce que nous appellerions aujourd’hui la communauté religieuse ou confessionnelle, parfois associée à une communauté linguistique. Jusqu’au XIXe siècle, le mot était souvent traduit par « nation », tandis que l’on désignait aussi de cette façon les populations européennes vivant dans l’Empire ottoman (la « nation » française à Saïda, citée par Ahmad Beydoun dans sa contribution, mais en arabe, désignée comme « jâliya », qui pourrait aussi être retraduite par « colonie », ou « communauté »). De même qawm (dont le sens initial est plus proche de « peuple ») a donné qawmiyya, « nationalisme », comme si la référence implicite était au sens ancien du mot français nation, comme communauté nationale, ou peuple, au sens d’une communauté ethnico-nationale. Pour revenir au mot watan, au cœur du débat sur la citoyenneté, on sait qu’il peut aujourd’hui aussi renvoyer à l’idée nationale, au sens de la libération nationale, au sens où la nation (aujourd’hui ’umma, et déjà chez Al-Bustânî ou Ibn Abî Dhiyâf, préoccupé d’englober les habitants de confessions religieuses différentes dans la communauté nationale) est attachée à un territoire, associe un peuple (qawm) à un territoire (watan). Notions clés : Nahda ‘arabiyya : Renaissance arabe. Ruwwâd al-Nahda : le mot ruwwâd (pluriel de râ’id) contient l’idée d’avant-garde, de précurseurs, de pionniers ; je choisis de traduire une fois par précurseurs, puis simplement par « penseurs », qui me semble plus léger. Comme il s’agit de penseurs de la Nahda (Renaissance arabe), je considère que l’idée qu’il s’agit de précurseurs est incluse dans l’appartenance à la Nahda. Muwâtana : c’est le mot habituellement utilisé aujourd’hui pour rendre l’idée de citoyenneté/qui est habituellement traduit par « citoyenneté », sans ambiguïté. Tamaddun : de madîna, ville, cité, 5e forme verbale, désigne une action réflexive ; traduit généralement par civilisation, inclut en fait l’idée de « processus de civilisation ». Hadâtha : modernité ; de la racine hadatha, être nouveau. Tanwîr : de nûr, lumière, nawwara, éclairer ; le Siècle des Lumières : ‘asr al-anwâr. Wataniyya : de watan ; peut être compris comme appartenance au watan (pays, patrie) ; donc, par glissement, amour de la patrie, patriotisme, mais aussi citoyenneté (en référence à la patrie des citoyens révolutionnaires de 1789 en France). Watan : premier sens, le pays d’où l’on vient (voir les citations des auteurs discutés dans le texte), peut donc être traduit pas « pays » (homeland en anglais) ; évolue vers le sens de « patrie » avec l’émergence de l’idée nationale. Awtân (pluriel de watan) : même difficulté, mais a priori plus difficile à traduire par « patrie » quand il est mis au pluriel ? Peut dépendre du contexte. Abnâ’ al-watan : les enfants du pays, ou de la patrie, selon l’époque et le contexte. Ibn watani-hi : celui qui partage la même patrie que lui, son concitoyen. ’Umma : communauté des croyants ; communauté musulmane ; communauté nationale ; nation. Al-Malakiyya : la monarchie. Al-malakiyya al-muqayyada : la monarchie limitée (constitutionnelle). Al-Mulk : le pouvoir, au sens de pouvoir souverain, on pourrait aussi traduire par autorité, ou gouvernement : mais cette dernière traduction est utilisée plutôt pour hukûma. Proche de sulta (mais plus fort ?). Al-mulk al-mutlaq : le pouvoir absolu. Al-mulk al-jumhûrî : le pouvoir républicain. Milla : nation, au sens ancien du terme (voir la contribution d’Ahmad Beydoun). Milla islamiyya : nation islamique. Milla est une notion séculière, à la différence de ’umma, qui a une connotation religieuse, d’où mon choix de traduire milla par nation et ’umma par communauté (des croyants), sauf lorsque l’on a glissé clairement vers un sens moderne, ou que la ’umma devient misriyya et englobe une diversité de communautés religieuses. Voir l’article « Al-Milal wa-l-Nihal », Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, tome VII, 1990 Sulta : pouvoir. Ici utilisé pour parler de la division des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire). Tahtâwî emploie aussi quwwa, de façon interchangeable, dans au moins une des citations du texte. Ahkâm : décisions de justice ; règlements ; prescriptions ; ahkâm qânûniyya : dispositions d’une loi (de hakama, hukm, décider, juger, statuer ; qui a donné hukûma : gouvernement, hâkim : gouvernant, et hakîm : sage). Ahkâm madaniyya : règlements civils. Ahkâm shar‘iyya, ahkâm al-sharî‘a : prescriptions religieuses. Usûl al-fiqh : fondements du droit ; principes de jurisprudence religieuse. ‘Ilm usûl al-fiqh : science des fondements du droit. Qawm : peuple. Insân madanî : litt. un homme (être humain) civil ; expression utilisée par Adîb Ishaq pour désigner l’homme qui connaît ses droits et ses devoirs, ce qui m’autorise à traduire par « citoyen ». Constitution entre 1926, jusqu’au 1990 : Le français étant la langue originale de notre Constitution de 1926, il est intéressant de noter que les deux termes arabes cités (watan et muwâtin) dérivent de la même racine, ce qui n’est pas le cas de leurs équivalents français (patrie et citoyen) ». Cependant, « l’équivalent du mot “citoyen” (muwâtin) n’apparaît dans le texte de la Constitution libanaise qu’avec la réforme constitutionnelle entreprise en 1990 conformément à l’accord de Taef. Le paragraphe C du nouveau préambule (adjoint tout entier à la Constitution en vertu de la loi du 21/9/90) stipule, en effet, ce qui suit : “(…) l’égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens sans discrimination ni préférence”. C’est d’ailleurs l’unique occurrence de ce terme, au pluriel ou au singulier, dans la Constitution entière. Il en va de même du mot “watan” (patrie) qui apparaît au paragraphe A du même préambule. Modernité juridique : Présupposant la réunion de trois éléments : la neutralité confessionnelle de l’Etat, l’égalité juridique des confessions religieuses et la reconnaissance de la liberté institutionnelle de ses dernières, le principe de la séparation des cultes et de l’Etat n’est à moderniser que pour le mieux, c’est-à-dire dans la rigueur de sa mise en place comme un principe juridique à l’origine de la paix civile dans un pays pluraliste. Sinon, il n’en restera qu’une notion sociologique incertaine, aux contours flous, susceptible de multiples acceptions selon la diversité des vagues ou des courants idéologiques, bref, une notion plus réceptive à la décision politique qu’à la catégorisation juridique constitutionnelle, fondatrice de l’Etat moderne de droit. Voir, La thèse de George Corm et ses plusieurs ouvrages entre 2000 et 2011, puis Ahmad Beydoun, sa thèse, et son ouvrage « La Dégénérescence du Liban ou la Réforme orpheline, Arles, Sindbad, 2009 », ainsi que le livre encyclopédique d’Abdallah Naaman : « Le Liban. Histoire d’une nation inachevée » (trois tomes, Glyphe, Paris, 2015). Nawaf Salam, auteur de « Le Liban d’hier à demain » (Actes Sud, 2021), sans omettre plusieurs livres juridiques des anciens et des modernes plus spécialisés (Rabath, Pierre Ganageh, Emile Tyan, etc..) Extrait de l’Histoire Dans les lettres persanes, quand Montesquieu faisait dire à l’un de ses observateurs persans: « il n’y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ » (Lettre 29), il ne se référait pas à des fictions, mais surtout à l’histoire réelle européenne ou universelle dont les exemples existent même chez les descendants de Mohamad (Chiite/sunite). C’est pourquoi il a développé plus tard dans ces ouvrages « l’esprit des lois » et « la grandeur et la décadence de l’empire romain » , son principe magistrale de la distinction de la puissance ecclésiastique et de la puissance séculière, « parce qu’une telle séparation est fondée sur la raison et la nature et considérée « comme la base de la tranquillité des peuples » (Chapitre XXII, p245) tout en notant ce qui suit : « lorsque la religion chrétienne fut établie comme religion de l’Empire, les ecclésiastiques s’en mêlèrent petit à petit des pouvoirs; mais au temps de la décadence, les moines ne cessèrent de s’occuper des affaires du monde et affaiblir « l’esprit des princes », occupés à calmer les disputes théologiques et à éviter les schismes. […] Justinien, qui détruisit ces sectes par l’épée ou par ses lois, et qui, les obligeant à se révolter, s’obligea à les exterminer, rendit incultes plusieurs provinces : il crut avoir augmenté le nombre des fidèles ; il n’avait fait que diminuer celui des hommes. Procope nous apprend que, par la destruction des Samaritains, la Palestine devint déserte, et ce qui rend ce fait singulier, c’est qu’on affaiblit l’Empire, par zèle pour la Religion, du côté par où, quelques règnes après, les Arabes pénétrèrent pour la détruire ». (Chapitre XXII)

Souheil EL ZEIN

https://fr.linkedin.com/in/souheil-el-zein-unesco-96b2557b